Interview
Rencontre avec Miyako Slocombe (traductrice) : « Après plus de 15 ans de métier, on continue d’apprendre »
Entretien avec une traductrice ! En début d’année, le Prix Konishi 2021, récompensant la meilleure traduction d’un titre publié entre août 2019 et septembre 2020, a été attribué à Miyako Slocombe. Tradutrice depuis quinze ans, elle revient sur son parcours lors de son entretien avec notre journaliste Laurent Lefebvre. Intrigués par son expérience ? Suivez le guide !
Miyako Slocombe a décroché le Prix Konishi 2021 grâce à sa traduction de TOKYO TARAREBA GIRLS, la géniale dramédie signée Akiko Higashimura. On a longuement discuté avec elle des mangas de cette autrice (interview dans Coyote Mag n°87). Mais la carrière de Miyako Slocombe ne se résume pas à Higashimura ! Elle revient ici sur son parcours, de ses premières traductions (Suehiro Maruo) jusqu’à SAMOURAI 8.
Derrière chaque bulle de vos mangas fétiches, se cache un métier. Si traduire un manga était un jeu de mot à mot avec un dico japonais / français sous la main, ce serait tellement plus simple… Maîtriser les deux langues est indispensable, mais ça ne fait pas tout ! Il faut comprendre en profondeur une œuvre et les intentions d’un(e) mangaka, puis en restituer en français les subtilités. L’ambiance, le caractère et les émotions des personnages, les sous-entendus, l’époque où se déroule l’histoire : tout cela passe aussi par le texte. La qualité des versions françaises a fait un bond ces dix dernières années. Traducteurs et traductrices travaillent avec des délais serrés, et ne sont pas forcément mieux rémunérés qu’avant. Par contre, ils ont gagné en compétences et en sensibilité, et les maisons d’édition sont souvent plus attentives à la qualité des traductions-adaptations.
« Il ne suffit pas d’être bilingue pour être traducteur »
Pour la quatrième année, le Prix Konishi met en lumière dix traductions parmi les plus abouties (http://konishimanga.fr/contest/edition-2021/ ). Traductrice de manga et de littérature, également interprète pour des mangakas et des cinéastes, Miyako Slocombe l’a emporté cette année. « Évidemment, en tant que traductrice, je trouve formidable qu’un prix récompensant la traduction de manga ait vu le jour ! Cela contribue à montrer que traduire de la fiction, ce n’est pas un métier qui s’improvise et qu’il ne suffit pas d’être bilingue pour être traducteur. En plus, le Prix Konishi fait découvrir, à travers des interviews et des tables rondes, les différentes facettes de ce métier, ses richesses et ses difficultés. Ça introduit une belle dynamique qui, je suis sûre, contribuera à améliorer la qualité des traductions. Ce métier est un apprentissage constant. Il a été par exemple très instructif et stimulant de me pencher sur les travaux de Sébastien Ludmann, Thibaud Desbief et Aurélien Estager qui ont eu le prix les années précédentes. J’ai eu le sentiment que je n’insufflais pas assez de vie à mes traductions, ou que je pouvais parfois aller plus loin dans l’adaptation. Même après plus de quinze ans de métier, on continue d’apprendre. Je suis bien sûr très fière de rejoindre la liste des lauréats, et je suis heureuse que ce soit avec Tokyo Tarareba Girls : j’y ai consacré beaucoup d’énergie, de plus il s’agit d’un titre publié par Le Lézard Noir, le premier éditeur à m’avoir confié une traduction. »
« Ce métier m’offre l’occasion de transmettre une langue et des émotions qui me touchent »
Ce premier titre, en 2004, est YUME NO-Q-SAKU de Suehiro Maruo, incontournable mangaka ero-guro. Fondée par Stéphane Duval, Le Lézard Noir est alors une toute jeune maison d’édition, qui se démarque avec des œuvres et des esthétiques nouvelles et radicales. « Stéphane a pensé à moi pour la traduction car il savait que j’étais bilingue. On a fait un test sur quelques chapitres et j’ai senti que je pourrai aller au bout du projet. J’ai aussi beaucoup compté sur l’aide précieuse de ma mère, japonaise et grande lectrice, pour les passages difficiles à comprendre, et de mon père (l’écrivain, cinéaste et photographe Romain Slocombe – Ndr) qui relisait attentivement mon travail. J’ai ensuite traduis d’autres mangas de Suehiro Maruo (LUNATIC LOVER’S, VAMPYRE) et d’Akino Kondoh (EIKO, LES INSECTES EN MOI). A cette époque, mes études d’art me donnaient l’impression d’aller nulle part, j’étais de plus en plus séduite par la traduction, jusqu’à vouloir en faire mon métier.
Après mon diplôme, j’ai décidé de m’inscrire à l’Inalco pour perfectionner ma maîtrise de la langue japonaise et acquérir des connaissances plus générales sur la culture, indispensables dans le travail de traduction. Je pense que j’ai été séduite par ce métier car il m’offrait l’occasion de transmettre une langue et des émotions qui me touchent. Mais aussi car il me permettait de circuler librement entre les deux cultures dans lesquelles j’ai grandi, et de m’affirmer dans chacune des deux langues. Au cours de mon cursus à l’Inalco, j’ai pu étudier un an à l’université de Waseda, à Tokyo. Jusque là, je ne connaissais le Japon qu’à travers la littérature, le cinéma et les mangas. Vivre au Japon m’a permis de comprendre certains sentiments particuliers à la culture japonaise, les bons comme les mauvais, avec plus de profondeur. »
« J’ai grandi en lisant énormément de shôjo »
En parallèle de traductions de seinen (les mangas de Kazuo Umezu et de Minetarô Mochizuki, entre autres), Miyako Slocombe se tourne vers le shôjo (GOOD MORNING LITTLE BRIAR-ROSE, MOVING FORWARD ou encore À TES CÔTÉS). Et là, on touche à un monde de mots et d’images un peu à part. Depuis les années 1960, plusieurs générations d’autrices ont développé un langage manga différent. Exemple le plus connu : les monologues intérieurs qui courent en parallèle de l’action. Et dans le shôjo plus qu’ailleurs, quelques mots a priori anodins peuvent tout changer, un chapitre ou un tome plus loin. « Je lis des mangas depuis l’enfance, j’ai grandi en lisant énormément de shôjo. Je suis sensible à ses codes, à son langage, ça me « parle » immédiatement. Je n’ai pas besoin de réfléchir longtemps pour les traduire, la construction en français me vient de façon assez intuitive. Et je prends beaucoup de plaisir à traduire les conversations du quotidien ».
« Heureusement, je pouvais compter sur l’aide de l’équipe éditoriale de Kana »
Dernier défi en date : traduire SAMOURAI 8 en « simultrad », c’est à dire la publication en ligne de chapitres, au plus près de la sortie au Japon. Les délais de traduction sont compressés, pas le droit à l’erreur ! « La principale difficulté était de ne pas savoir vers où se dirige l’intrigue, cela rend la tâche très compliquée. Surtout là où l’auteur est volontairement ambigu pour laisser planer le mystère. J’ai dû interpréter le sens de certains propos en sachant que je prenais des risques. En général, dans ce genre de récit d’action-aventure, j’essaye d’alléger le style, mais en simultrad c’est difficile de hiérarchiser les informations. Un détail insignifiant au premier abord peut prendre de l’importance plus tard. J’avais parfois la sensation de marcher sur des œufs ! » À tort ou à raison, les shônen d’action-aventure ne sont pas réputés ambitieux sur le plan de l’écriture. SAMOURAI 8 est pourtant un bon exemple d’une richesse verbale propre au genre. On y trouve des dialogues solennels, et pas mal d’autres sont humoristiques. Il y a aussi une foule de personnages, qui ont parfois une façon très caractéristique de s’exprimer. Sans compter tout le vocabulaire lié aux pouvoirs, aux artefacts, etc.
« Autre difficulté : l’auteur emploie des concepts philosophiques ou des termes issus des principes moraux des samouraïs, mais pas dans le sens qu’on leur connaît : il invente une nouvelle définition, et on ne le découvre qu’au bout de plusieurs chapitres. J’ai dû jongler un peu avec les mots pour que ça reste cohérent en français… Pour les pouvoirs et les objets aussi, j’ai dû me creuser la tête. Ce sont des néologismes composés de plusieurs idéogrammes qui peuvent avoir diverses définitions. J’ai donc besoin du maximum d’informations (Quelle est la fonction de l’objet ? De quoi est-il composé ?) pour comprendre l’origine du néologisme et trouver le moyen de le traduire correctement. Mais souvent, j’avais très peu d’informations au moment de la traduction. Heureusement, je pouvais compter sur l’aide de l’équipe éditoriale de Kana, notamment Elodie Romy, qui s’est beaucoup impliquée aussi, et je garde un excellent souvenir de ce travail d’équipe. »
Entretien réalisé par Laurent Lefebvre
Compte Twitter de Miyako Slocombe : https://bit.ly/3wVUOBB
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